« Chus mort en dedans », répétait régulièrement un ancien collègue-ami, il y a de cela quelques années. Cette phrase m’apparaissait d’une tristesse infinie. Je n’étais pas en mesure à cette époque de comprendre ce cynisme empreint de lassitude, encore persuadée que j’étais que tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil.
Mais voilà, mon regard sur le monde change à mesure que les années s’accumulent, et le poids des expériences transforme insidieusement ma vision des choses. Je constate, avec regret, que tout perd un peu de sa lumière. Les désillusions s’empilent : amitiés trahies, amours brisées, maladies, décès. Chaque déception laisse une marque, discrète au début, mais qui finit par façonner.
Je suis devenue plus méfiante, plus attentive aux failles que j’ignorais autrefois. Cette lucidité nouvelle, même si j’aime penser qu’elle est utile, s’impose avec une lourdeur qui coupe de l’insouciance.
Peut-être que c’est normal et que c’est un genre de passage obligé. Un rite de passage, violent comme une puberté de la mie-vie. Les leçons tirées pendant des décennies d’expériences finissent par créer un poids, un peu comme des roches qu’on ramasserait en chemin pour les glisser dans nos poches. On marche avec plus de discernement. Sans se battre pour n’importe quoi, ou à s’épuiser à vouloir tout vivre. On choisit mieux où placer son énergie, dans une sagesse plus terre à terre, parce que des roches, ben c’est lourd à trimballer.
Ce n’est pas tout mauvais, ce poids contribue à forger une certaine profondeur qui va teinter nos choix, nos relations. Nos silences, même.
Est-ce que c’est ce qu’il voulait dire en parlant de mourir en dedans ? D’avoir tellement vécu que la clarté a pris le pas sur la naïveté ? Quand les illusions s’effacent ? On devient pragmatique ascendant usé ?
Et : est-ce une perte ou un gain ? Je ne sais pas. J’ai l’impression d’être en pleine transition, dans cet espace flou où le monde perd ses paillettes, mais gagne en vérité.
Peut-être que la beauté est là, finalement : non pas dans l’exubérance d’avant, mais dans la simplicité d’un sourire sincère, d’une conversation profonde ou d’un film plate partagé avec la bonne personne.
À l’aube des fêtes et de la nouvelle année, je regarde cette collection de roches accumulées au fil des ans. Si certaines sont lourdes, d’autres ont d’importants messages à livrer, que j’espère être en mesure d’entendre.
Certaines sont à se débarrasser, comme les galets qu’on fait « kisser » sur un lac. Certaines autres feront partie de nous jusqu’à la fin du voyage, comme des boulets avec lesquels on doit apprendre à vivre. Mais d’autres roches, si on les coupe en deux, abritent de magnifiques géodes, comme quoi une souffrance passée peut, à échéance, créer une grande richesse intérieure. J’aime penser que ce qu’avec recul et introspection, ce sont les plus nombreuses.
Briller par en dedans, plutôt que mourir en dedans. Ça c’est une sacrée belle résolution. La lucidité n’éteint pas la lumière, elle aide juste à mieux la diriger, vers ce qui compte vraiment.